CHAPITRE 9
J’ai appelé Prescott de la voiture. Son visage a montré un rien d’énervement en apparaissant sur l’écran poussiéreux du tableau de bord.
— Kovacs. Avez-vous découvert ce que vous cherchiez ?
— J’ignore toujours ce que je cherche, ai-je répondu avec un sourire. D’après vous, Bancroft fréquente les biocabines ?
Elle a fait la moue.
— Oh, s’il vous plaît…
— D’accord, j’en ai une autre. Leïla Begin a-t-elle travaillé dans une boîte de biocabines ?
— Je n’en ai aucune idée, Kovacs.
— Eh bien, essayez de vérifier ! J’attends.
Ma voix était glaciale. Le dégoût de Prescott et l’angoisse de Victor Elliott ne pesaient pas le même poids.
L’avocate a disparu pour effectuer les recherches. J’ai tambouriné du bout des doigts sur le volant, en chantonnant en rythme un rap de pêcheur de Millsport. Dehors, la côte défilait dans la nuit, mais les odeurs et les bruits de la mer ne collaient pas. Trop étouffés… pas de trace de bellaflore dans le vent…
— Nous y voilà, dit Prescott en s’installant à portée de la vidéo du téléphone, mal à l’aise. Les archives d’Oakland de Begin indiquent deux jobs en biocabine, avant qu’elle intègre une des Maisons de San Diego. Elle avait dû se faire introduire… à moins qu’un chasseur de têtes l’ait repérée.
Bancroft pouvait introduire n’importe qui n’importe où. J’ai résisté à la tentation de le dire.
— Vous avez une image ?
— De Begin ? demanda Prescott en haussant les épaules. Juste une 2D. Vous voulez que je vous l’envoie ?
— S’il vous plaît.
Le vieux téléphone de voiture a crachoté en changeant de protocole et les traits de Leïla ont commencé à s’afficher au milieu du bruit blanc. Je me suis penché pour chercher la vérité. Il m’a fallu un moment ou deux pour la trouver, mais elle était là.
— D’accord. Pouvez-vous m’obtenir l’adresse de la boîte où travaillait Elizabeth Elliott ? Le Jerry’s Closed Quarters. C’est dans Mariposa Street.
— Au croisement de Mariposa et de San Bruno, dit la voix de Prescott, s’élevant derrière la moue professionnelle de Leïla Begin. Seigneur, c’est situé juste sous l’ancienne voie express. Sûrement une violation des règles de sécurité.
— Pouvez-vous me transmettre un plan, avec l’itinéraire en partant du pont ?
— Vous y allez ? Ce soir ?
— Prescott, ce genre de boîte fait peu d’affaires le jour, ai-je répondu avec une patience contenue. Bien sûr que j’y vais ce soir.
Il y a eu comme une hésitation à l’autre bout de la ligne.
— Ce n’est pas une zone conseillée, Kovacs. Soyez prudent.
Cette fois, je n’ai pu réprimer un reniflement amusé. C’était comme demander à un chirurgien de veiller à ne pas se salir les gants. Elle a dû m’entendre.
— Je vous envoie le plan, a-t-elle répondu.
Une grille de rues s’est affichée et le visage de Leïla Begin a disparu. Je n’avais plus besoin d’elle. Ses cheveux étaient pourpres et brillants, sa gorge était étranglée par un collier d’acier et ses yeux maquillés comme un camion volé, mais c’étaient les traits de son visage qui restaient gravés dans mon esprit. Les mêmes traits que j’avais vus sur le Kodakristal de la fille de Victor Elliott. La ressemblance était discrète, mais indéniable.
Miriam Bancroft.
L’air était humide quand je suis revenu en ville et un fin grésil tombait d’un ciel assombri. Garé dans la rue en face du Jerry’s, je regardais l’enseigne de néon de la boîte à travers les lignes et les perles de pluie du pare-brise. Quelque part dans la pénombre des structures de la voie express, une fille dansait dans un verre à cocktail, mais il devait y avoir un bug dans la transmission et l’image n’arrêtait pas de s’interrompre.
J’avais craint que la voiture attire l’attention, mais j’étais venu dans le bon quartier. La plupart des véhicules autour du Jerry’s ne volaient pas – les seules exceptions étaient les autotaxis qui descendaient en spirale pour décharger ou charger des clients avant de bondir de nouveau vers le flux de circulation dans le ciel, avec une précision et une vitesse inhumaines. Avec leurs phares et leurs clignotants bleus, blancs et rouges, ils ressemblaient à des visiteurs d’un autre monde, frôlant les pavés souillés et abîmés quand leurs clients grimpaient ou descendaient.
J’ai passé une heure à observer. La boîte tournait bien ; la clientèle était variée et principalement masculine. Un robot de sécurité ressemblant à une pieuvre était suspendu au linteau de l’entrée principale. Certains clients avaient dû se séparer d’objets dissimulés – des armes, en général – et un ou deux avaient rebroussé chemin. Personne ne protestait : on ne discute pas avec un robot. À l’extérieur, les gens se garaient et trafiquaient quelque chose qu’à cette distance je ne distinguais pas. Deux hommes ont commencé à se battre au couteau entre deux piliers de la voie express… un non-événement. L’un des combattants est reparti en boitant, tenant son bras blessé, et l’autre est retourné dans la boîte comme s’il n’était sorti que pour se soulager.
Je suis descendu de la voiture, j’ai vérifié que l’alarme était branchée et j’ai traîné un peu dans la rue. Deux dealers étaient assis en tailleur sur le capot d’une voiture, protégés de la pluie par une unité de répulsion statique placée entre leurs jambes. Ils ont levé la tête en me voyant approcher.
— Tu veux un disque, mec ? Les Toupies brûlantes d’Oulan-Bator, qualité Maison.
Je les ai regardés et j’ai secoué la tête lentement.
— Du Raide ?
J’ai secoué de nouveau la tête et je me suis dirigé vers le robot. Ses multiples bras se sont dépliés pour me palper. J’ai essayé de passer, mais un des bras s’est posé sur ma poitrine pour me repousser.
— Cabine ou bar ? a demandé une voix synthétique à deux balles.
J’ai hésité et fait semblant de peser le pour et le contre.
— Qu’est-ce qui se passe dans le bar ?
— Ha, ha, ha ! (Quelqu’un avait programmé un rire. On aurait dit celui d’un obèse se noyant dans du sirop. Le robot s’est arrêté brusquement.) Au bar, on regarde, mais on ne touche pas. Pas d’argent échangé, les mains sur le comptoir. C’est le règlement. Et il s’applique aussi aux autres clients.
— Cabine, ai-je dit rapidement, pour en avoir plus vite terminé avec le logiciel de cet aboyeur mécanique.
Les deux dealers dans la rue paraissaient chaleureux à côté.
— En bas des marches, sur la gauche. Prenez une serviette sur la pile.
J’ai descendu l’escalier métallique et j’ai tourné à gauche dans un couloir éclairé par des gyrophares rouges accrochés au plafond, les mêmes que ceux des autotaxis. Une musique de merde résonnait dans le couloir, le rythme extra-ventriculaire d’un cœur énorme sous tétrameth. Comme promis, il y avait une pile de serviettes propres dans une alcôve et, au-delà, les portes des cabines. J’ai passé les quatre premières – deux d’entre elles étaient occupées – et j’ai pénétré dans la cinquième.
Le sol, d’environ deux mètres sur trois, était recouvert d’un revêtement en satin. S’il était taché, cela ne se voyait pas car la seule source lumineuse émanait d’une ampoule rouge en rotation similaire à celles du couloir. L’air était sec et rance. J’ai repéré la console de crédit dans un coin, peinte en noir mat, avec un affichage à LED rubis au sommet. Il y avait une fente pour le paiement par carte ou cash. Rien pour les comptes ADN. La paroi du fond était en verre dépoli.
J’avais prévu le coup et tiré du liquide dans une auto-banque en venant. Choisissant un billet plastifié, un gros, je l’ai enfilé dans la fente avant d’appuyer sur le bouton de démarrage. Mon crédit a clignoté sur les LED.
La porte s’est refermée doucement derrière moi, étouffant la musique et un corps est venu se coller contre le verre dépoli avec une soudaineté qui m’a fait tressaillir. L’affichage s’est animé. Pour l’instant, la dépense était minime. J’ai étudié le corps pressé contre la glace. Des seins lourds écrasés, un profil de femme, des courbes indistinctes de hanches et de cuisses. Un gémissement s’élevait de haut-parleurs invisibles.
— Tu veux me voir me voir me voir… ?
Putain de boîte d’écho du vocodeur.
J’ai appuyé de nouveau sur le bouton. La vitre s’est dépolie et la femme est devenue visible. Elle s’est tournée, révélant son corps travaillé et ses seins refaits. Elle s’est penchée et a léché la vitre avec la pointe de la langue, sa respiration l’embrumant de nouveau. Son regard s’est verrouillé au mien.
— Tu veux me toucher me toucher me toucher… ?
Je ne savais pas si les cabines se servaient de subsoniques, mais ma réaction était claire. Mon pénis s’éveillait et prenait de la consistance. J’ai bloqué la circulation, forcé le sang à refluer et à rejoindre mes muscles, comme pour un combat. J’avais besoin d’être placide pour cette scène. J’ai appuyé de nouveau sur le bouton de débit. L’écran de verre a glissé sur le côté et la fille est entrée dans la cabine comme quelqu’un qui sort d’une douche. Elle s’est approchée et a posé la main sur mes parties.
— Dis-moi ce que tu veux, chéri, a-t-elle dit d’une voix profonde.
Privée des effets du vocodeur, son ton était plus dur.
Je me suis éclairci la voix.
— Comment t’appelles-tu ?
— Anémone. Tu veux savoir pourquoi ils m’appellent comme ça ?
Sa main s’est animée. Derrière moi, le compteur cliquait doucement.
— Tu te souviens d’une fille qui travaillait ici ?
Elle défaisait ma ceinture à présent.
— Chéri, quelle que soit la fille qui travaillait ici, elle ne t’aurait pas fait ce que je peux te faire. Alors, comment veux-tu…
— Elle s’appelait Elizabeth. Son vrai nom. Elizabeth Elliott.
La fille a soudain lâché ma ceinture et le masque de l’excitation est tombé de son visage.
— C’est quoi ce truc tordu ? T’es du Sia ?
— Le quoi ?
— Le Sia. Les flics. (Sa voix a grimpé d’un ton. Elle s’est reculée.) On avait…
— Non, ai-je dit.
J’ai fait un pas dans sa direction et elle a adopté une position de défense qui avait l’air efficace. Je me suis reculé, la voix basse.
— Je suis sa mère.
Le silence. Elle m’a regardé méchamment.
— Conneries. La mère de Lizzie est au placard.
— Non, ai-je dit en attirant sa main sur mes parties. Regarde. Il n’y a rien. Ils m’ont enveloppé là-dedans, mais je suis une femme. Je ne veux, je ne peux…
Elle s’est un peu redressée.
— Du beau matériel, a-t-elle dit, le doute audible dans sa voix. Si vous venez de sortir du placard, pourquoi vous n’êtes pas en conditionnelle, dans l’enveloppe d’une pauvre épave ?
— Je ne suis pas en conditionnelle.
L’entraînement des Diplos en infiltration m’est revenu à l’esprit comme une escadrille de jets en rase-mottes, les traînées de mensonges crédibles tourbillonnant sur les bords de la vraisemblance et de détails à moitié devinés. Quelque chose en moi s’est éveillé, me rappelant la joie des missions.
— Tu sais pourquoi je suis tombée ?
— Lizzie a mentionné des… bouchées mentales, quelque chose…
— Ouais. De la trempette. Tu sais qui j’ai trempé ?
— Non. Lizzie ne parlait jamais beaucoup de…
— Elizabeth l’ignorait. Et ça n’a jamais fait la une.
La fille aux seins lourds a posé ses mains sur ses hanches.
— Alors qui…
Je lui ai lancé un sourire.
— Mieux vaut que tu n’en saches rien. Quelqu’un de puissant. Quelqu’un avec assez de contacts pour me sortir du placard et me donner ça…
— Mais pas assez puissant pour vous trouver un corps qui ait une chatte… (Des doutes dansaient encore dans la voix d’Anémone, mais elle allait bientôt être convaincue. Une mère à la recherche de sa fille disparue. Un vrai conte de fées. Elle voulait y croire.) Pourquoi êtes-vous transenveloppée ?
— J’ai passé un accord, ai-je dit en frôlant la vérité pour être plus crédible. Cette… personne… m’a fait sortir et je dois faire quelque chose pour elle. Quelque chose qui nécessite un corps d’homme. Si je réussis, ils nous fourniront de nouvelles enveloppes à Elizabeth et moi.
— Et pourquoi êtes-vous là ?
Il y avait un accent d’amertume dans la voix d’Anémone, un accent qui disait que jamais ses parents ne viendraient la chercher dans un tel endroit, qu’elle le savait… et qu’elle me croyait. J’ai posé la dernière pièce du puzzle.
— Nous avons un problème. Pour le réenveloppement d’Elizabeth. Quelqu’un bloque la procédure. Je veux savoir qui et pourquoi. Tu sais qui l’a plantée ?
Elle a secoué la tête en baissant les yeux.
— Beaucoup de filles se font agresser, a-t-elle dit d’une voix tranquille. Mais Jerry a une bonne assurance pour couvrir ce genre d’incident. Il fait vraiment bien les choses. Il nous met même au placard si les soins prennent un certain temps… Celui qui a planté Lizzie n’était pas un client régulier.
— Elizabeth avait-elle des habitués ? Quelqu’un d’important ? Quelqu’un de bizarre ?
Elle a levé les yeux vers moi, de la pitié dans son regard. Je jouais Irène Elliott comme un pro.
— Madame Elliott, tous les clients sont bizarres. Sinon, ils ne seraient pas là.
Je me suis forcé à faire la grimace.
— Quelqu’un d’important ?
— Je ne sais pas. Écoutez, madame Elliott, j’aimais bien Lizzie. Elle a été très gentille avec moi, une ou deux fois, quand je n’avais pas le moral, mais nous n’étions pas très liées… Elle l’était plus avec Chloé et… (Elle s’est interrompue avant de reprendre.) Ce n’est pas ce que vous pensez… Elles n’étaient pas… enfin, vous savez… mais Lizzie, Chloé et Mac, elles partageaient beaucoup. Elles parlaient et tout.
— Je peux les voir ?
Les yeux d’Anémone se sont affolés et ont cherché dans les coins de la cabine, comme si elle venait d’entendre un bruit inexplicable. Elle avait l’air aux abois.
— Ce serait mieux de… Non. Jerry. Il n’aime pas qu’on parle aux clients. S’il nous surprend…
J’ai mis toute la persuasion des Diplos dans une seule phrase.
— Tu peux peut-être te renseigner à ma place…
La terreur semblait s’intensifier, mais sa voix tenait bon.
— D’accord. Je vais demander autour de moi. Mais pas maintenant. Vous devez partir… Revenez demain à la même heure. Même cabine. Je m’arrangerai pour être disponible. Dites que vous avez pris rendez-vous.
J’ai pris sa main dans les miennes.
— Merci, Anémone.
— Je ne m’appelle pas Anémone, a-t-elle dit brusquement. Mon nom est Louise. Appelez-moi Louise.
— Merci, Louise, ai-je dit en lui tenant la main. Merci de faire…
— Écoutez, je ne vous promets rien, a-t-elle lâché d’une voix qui s’efforçait d’être dure. Comme j’ai dit, je me renseignerai. C’est tout. Maintenant, partez. S’il vous plaît…
Elle m’a expliqué comment annuler le reste du paiement sur la console et la porte s’est ouverte sur-le-champ. Pas de monnaie. Je n’ai rien dit d’autre. Je n’ai pas essayé de la toucher de nouveau. Je suis sorti par la porte et je l’ai laissée, les bras enroulés autour de la poitrine, la tête baissée, les yeux rivés sur le sol satiné de la cabine comme si elle le voyait pour la première fois.
Baigné de rouge.
Dehors, la rue n’avait pas changé. Les deux dealers étaient encore là, en négociation avec un énorme Mongol appuyé sur la voiture, qui regardait quelque chose au creux de ses mains. La pieuvre a soulevé ses bras pour me laisser passer et je suis sorti dans le grésil. Le Mongol a levé les yeux quand je suis passé et un tressaillement de reconnaissance a parcouru son visage.
Je me suis arrêté et il a murmuré quelque chose aux dealers. Le neurachem est entré en service comme une douche froide. J’ai traversé la distance qui me séparait de la voiture et la conversation entre les trois hommes s’est interrompue sur-le-champ. Leurs mains ont plongé dans leurs poches.
Quelque chose me poussait, qui n’avait pas grand-chose à voir avec le regard que m’avait lancé le Mongol. Une ombre avait étendu ses ailes sur moi dans la misère de la cabine, quelque chose d’incontrôlé pour lequel Virginia Vidaura m’aurait engueulé. J’entendais Jimmy de Soto murmurer à mon oreille.
— Tu m’attends ? ai-je demandé au dos du Mongol.
J’ai vu ses muscles se tendre.
Un des dealers a peut-être compris ce qui allait se passer.
— Écoute, mec, a-t-il commencé d’un ton faiblard.
Je lui ai jeté un regard du coin de l’œil et il s’est tu.
— J’ai dit…
C’est à ce moment précis que c’est parti en vrille. Le Mongol a bondi avec un rugissement et a abattu sur moi un bras de la taille d’un jambon. Le coup n’a jamais atteint son but mais, même en le déviant, j’ai reculé d’un pas. Les dealers ont dégainé leurs armes, de sales petites choses noir et gris en métal qui crachaient et jappaient dans la pluie. Je me suis effacé de la trajectoire en me servant du Mongol comme couverture et j’ai enfoncé la paume de ma main dans son visage tordu. Les os ont craqué et je l’ai contourné tandis que les dealers se demandaient encore où j’étais. Alors que je me déplaçais avec la rapidité du neurachem, leurs mouvements paraissaient englués dans du miel. Un poing armé a essayé de me suivre et, d’un coup de pied, j’ai brisé les doigts sur le métal. L’homme a hurlé et le bord de ma main a frappé la tempe de son collègue. Ils ont roulé sur le capot de la voiture, l’un gémissant, l’autre inconscient ou mort.
Le Mongol a pris la fuite en courant.
J’ai bondi par-dessus le toit de la voiture et je me suis lancé à sa poursuite sans réfléchir. Le béton m’a fracassé les pieds quand je suis retombé, et des éclairs de douleur ont parcouru mes tibias, mais le neurachem a aussitôt étouffé la souffrance. Je n’avais qu’une dizaine de mètres de retard. Me relevant, j’ai sprinté.
Devant moi, le Mongol bondissait dans mon champ de vision comme un avion de combat cherchant à éviter son adversaire. Pour un mec de sa taille, il traçait dans l’ombre des piliers de soutien de la voie express avec une rapidité remarquable. Vingt mètres de retard. J’ai accéléré, grimaçant à cause des douleurs dans ma poitrine. La pluie me frappait le visage.
Putain de cigarettes.
Nous sommes sortis de sous les piliers dans une zone déserte où les feux de signalisation avaient été plantés par des ouvriers alcooliques. L’un d’eux est passé au vert quand le Mongol est passé devant. Une voix de robot sénile a annoncé : « Traversez. Traversez. Traversez. » Je ne l’avais pas attendu. Les échos m’ont suivi dans la rue.
Des carcasses de voitures qui n’avaient pas bougé de leur place depuis des années. Des devantures verrouillées dont les rideaux de fer étaient peut-être relevés en journée. Ou non. De la vapeur qui sortait d’une plaque d’égout comme une forme de vie étrangère.
Le sol sous mes pieds était glissant et une mousse grise poussait dans les interstices, distillée par les ordures en putréfaction. Les chaussures assorties au costume d’été de Bancroft avaient des semelles fines, dénuées de toute velléité d’adhérence. Seul l’équilibre parfait du neurachem me maintenait debout.
Le Mongol a jeté un œil en arrière en passant entre deux épaves. Il a vu que j’étais encore là et a foncé brusquement sur la gauche. J’ai essayé d’ajuster ma trajectoire pour l’intercepter avant d’atteindre les voitures, mais ma proie avait bien calculé son coup. J’étais déjà au niveau de la première et j’ai dérapé en essayant de m’arrêter à temps. J’ai rebondi sur le capot plein de rouille avant de heurter le volet d’un magasin. Le métal a résonné sous le choc et un courant basse fréquence anticambriolage m’a mordu les mains. De l’autre côté de la rue, le Mongol a pris dix nouveaux mètres d’avance.
La circulation se déployait au-dessus de nos têtes.
J’ai repéré sa silhouette de l’autre côté de la rue et je me suis remis en chasse, me maudissant pour ma stupidité. Bancroft m’avait proposé d’acheter des armes. À cette distance, un pistolet à rayonnement lui aurait facilement arraché la jambe… À la place, je lui courais après en essayant de trouver la capacité pulmonaire nécessaire pour réduire la distance.
Je pourrais peut-être lui faire peur pour qu’il trébuche…
Ce n’est pas ce qui s’est passé, mais pas loin. Les bâtiments sur notre gauche ont cédé la place à un terrain vague bordé par une clôture pourrie. Le Mongol a regardé une fois encore derrière lui et a fait sa première erreur. Il s’est arrêté, s’est jeté sur la clôture, qui s’est effondrée, et s’est relevé pour disparaître dans les ténèbres qui s’étendaient au-delà. J’ai souri et je l’ai suivi. Enfin, j’avais l’avantage.
Il espérait peut-être que je me perde dans le noir, ou que je me torde la cheville, mais le conditionnement des Diplos a dilaté mes pupilles dès que j’ai pénétré dans la zone d’ombre, calculant la carte de la surface à la vitesse de l’éclair. Mes pieds ont suivi la piste virtuelle. Le sol défilait comme un fantôme sous mes semelles comme il défilait sous Jimmy de Soto, dans mon rêve. Cent mètres de plus et j’allais rattraper mon nouvel ami, à moins que lui aussi bénéficie d’une vision améliorée…
Entre-temps, nous avons quitté le terrain vague mais, en franchissant l’autre côté de la clôture, nous n’étions plus séparés que par une dizaine de mètres. Il a escaladé le grillage, est retombé de l’autre côté et a commencé à foncer dans la rue. J’ai grimpé à mon tour en le surveillant toujours, mais il a trébuché. Il a dû m’entendre quand je suis retombé car il s’est retourné, sans avoir terminé d’assembler ce qu’il avait dans les mains. Le canon s’est levé et j’ai plongé à terre.
J’ai atterri lourdement, m’écorchant les mains et partant en roulade. Un éclair a déchiré la nuit à l’endroit où je me tenais une fraction de seconde plus tôt. La puanteur de l’ozone m’a assailli ; le craquement de l’air résonnait dans mes oreilles. J’ai continué à rouler et le blaster à particules a de nouveau illuminé l’obscurité. Le faisceau a laissé une trace de vapeur sifflante sur la chaussée humide. J’ai cherché un abri qui n’existait pas.
— Lâchez votre arme !
Un amas de lumières tournoyantes est tombé du ciel et la sono a aboyé dans la nuit comme la voix d’un dieu robot. Un projecteur a explosé dans la rue et nous a noyés sous son feu blanc. D’où je me trouvais, en me niquant les yeux, je ne distinguais que la forme floue du transport de la police, un véhicule de contrôle de la circulation flottant à cinq mètres au-dessus de la rue, gyrophares allumés. La tempête de ses turbines faisait voler des feuilles de papier et de plastique contre les murs des bâtiments, les épinglant sur le béton comme des insectes agonisants.
— Restez où vous êtes ! a tonné de nouveau la voix. Posez votre arme !
Le Mongol a levé son arme en arc de cercle et le transport a rué au moment où le pilote essayait d’éviter le rayon. Une des turbines, touchée par le faisceau, a lâché une gerbe d’étincelles et le transport s’est penché dangereusement. Un tir d’arme automatique provenant d’une nacelle sur le nez du véhicule a répondu mais, à ce moment-là, le Mongol était de l’autre côté de la rue, brûlant une porte au blaster et s’engouffrant dans le trou béant et fumant.
Des cris à l’intérieur…
Je me suis relevé en regardant le transport se stabiliser à un mètre du sol. Un extincteur automatique a noyé la turbine et quelques mètres carrés de la rue sous un nuage de neige carbonique. Une écoutille s’est ouverte à côté de la fenêtre du pilote et Kristin Ortega est apparue dans l’encadrement.